Photo by: Kristina D.C. Hoeppner / CC BY-SA
Voir l’État se délester de Rs 5,6 milliards, payées en dollars, alors que les finances publiques sont dans le rouge, est une pilule dure à avaler.
La diligence du gouvernement mauricien à respecter le jugement final énoncé le 14 juin 2021 par Lord Thomas pour le Judicial Committee of the Privy Council (JCPC) dans l’affaire l’opposant à Betamax Ltd aidera sûrement à réhabiliter l’image de notre pays en tant que « jurisdiction of choice for international arbitration » et ce n’est pas peu de chose. Mais notre propos n’est pas d’analyser ici pourquoi cette réhabilitation est aujourd’hui nécessaire. L’ironie voulant qu’il n’y a pas si longtemps, la décision de l’International Council for Commercial Arbitration de choisir Maurice pour sa 23e conférence – la première sur le continent Africain – n’avait étonné personne.
Le gouvernement n’avait pas vraiment d’autre choix que de payer mais le Mauricien lambda ne décolère pas, même après l’annonce de l’institution d’une commission d’enquête « to inquire into, inter alia, the circumstances in which the contract for transport of petroleum products to Mauritius (Contract of Affreightment) was awarded to Betamax Ltd and the circumstances which subsequently led to the termination of the said contract ».
La pilule est d’autant plus indigeste lorsque l’on peut lire ici et là que le principal conseil légal du gouvernement avait émis un avis contre la révocation du « Contract of Affreightment » (CoA) et que certains affirment savoir que ce même conseil aurait, par ailleurs, émis de fortes réserves au moment de l’octroi du dit CoA.
Faut-il désespérer de nos politiciens ou encore de nos institutions, ces dernières sensées nous protéger des dérives des premiers, souvent victimes de l’ivresse du pouvoir? Et quid du peuple admirable que nous sommes ? En 2019, n’a-t-on pas plébiscité le même gouvernement à qui on reproche aujourd’hui la brutalité avec laquelle il a géré les dossiers Betamax et BAI dans l’euphorie d’une victoire inattendue en 2014 ?
Ne soyons ni hypocrites ni dupes, le principe de la continuité de l’État a été bafoué à maintes reprises avant 2014, sans que le pouvoir sortant ne soit sanctionné par le vox populi pour autant. Se peut-il alors que nous ayons les gouvernements qu’on mérite ?
Pour revenir au jugement du conseil privé qui a causé tant d’émoi et à cette commission d’enquête dont l’annonce n’a pas eu l’effet escompté, rappelons-nous de l’essentiel :
1. Les Law Lords ont noté que l’État mauricien avait, entre 2006 et 2008, « evaluated the best means of providing for the shipping of petroleum to Mauritius » puis « began negotiations with Betamax in 2008-9 »;
2. Devant l’Arbitre, la STC avait argumenté, entre autres choses, que « The CoA had been entered into as part of a criminal conspiracy to benefit Betamax at the expense of the Government of Mauritius and was illegal and unenforceable », argument rejeté par l’Arbitre après un « extensive review of the evidence »;
2. La Cour Suprême avait statué que le CoA souffrait d’une illégalité flagrante parce que passé en infraction des dispositions de la Public Procurement Act (PP Act) qui sont d’ordre public: « The mandatory provisions of the PP Act, which impose the application of the PP Act and the procurement process prescribed by the PP Act in respect of the CoA, constitute fundamental pillars of good governance in Mauritius »;
4. Betamax Ltd a, au final, eu gain de cause parce que le JCPC a jugé que la Cour Suprême ne pouvait, selon la loi mauricienne régissant l’arbitrage international, substituer son opinion sur un point de droit (Si les dispositions du PP Act s’appliquaient au CoA ou pas) à celui d’un arbitre qui était compétent pour trancher sur ce point précis.
A quoi servirait une Commission d’enquête dans ces circonstances ? Suivant le principe même de la responsabilité collective au sein du conseil des ministres, il importe peu au contribuable de savoir la part réelle de responsabilité, dans ces décisions désastreuses, d’un – ou de plusieurs – cancre(s) du barreau, intronisé(s) superministre(s). Car après tout, les autres juristes, y compris des Senior Counsel, n’ont pas cru bon de s’en dissocier en démissionnant en temps utile, que ce soit au moment de l’octroi du CoA ou de sa révocation. Qu’on nous épargne, de grâce, un énième ruineux « blame game » !
Une commission d’enquête se justifierait seulement si elle permettait, en temps utile, de mettre à jour des éléments d’une éventuelle grande corruption ou corruption politique. C’est à dire lorsque les tentacules du corrupteur lui permettent d’atteindre les sommets du pouvoir et ainsi modeler les lois de la République à son profit et au détriment du contribuable. C’est à dire quand nos élus ne légifèrent plus pour le bien commun mais pour le bien des copains !
Il ne s’agira plus alors de revisiter la question de la légalité du CoA mais, pour la Commission d’enquête, de faire diligence pour enfin :
a. savoir si des responsables politiques au pouvoir se sont effectivement laissés corrompre pour rendre légal ce qui était, en fait, un viol collectif des règles fondamentales de la bonne gouvernance ;
b. connaître les dessous de cet exercice d’évaluation qui a duré deux ans (2006-2008) pour conduire, il semblerait, à des négociations avec une unique compagnie privée ;
c. évéler la logique qui a poussé les conseils de l’État (et/ou le Policy Office) à conclure qu’il était dans l’intérêt de la République de confier à une compagnie privée un « build and operate agreement » au lieu d’acquérir son propre navire transporteur de carburants ;
d. comprendre comment, au vu de l’importance des dispositions du PP Act, un ministre peut, par voie de « régulations […] made on the recommendation of the Policy Office », créer des exceptions taillées sur mesure où s’engouffrent des contrats portant sur des milliards de roupies ; mais aussi et surtout ;
e. s’assurer qu’à l’avenir, l’avis du principal conseil légal de l’État mauricien sur des questions d’intérêt public soit connu du public mauricien quand cela sert l’intérêt général.
De nouveaux éléments démontrant, de façon indiscutable, l’existence de la grande corruption permettraient peut-être alors à l’ICAC non seulement d’enquêter efficacement mais aussi de rechercher un Attachment Order sous la section 56 de la Prevention of Corruption Act 2002 (PoCA 2020) pour saisir « an amount of money or property, both movable or immovable in the hands or in the possession of any person, (i.e any private individual, public body, financial institution or anythird party) or in the hands of the suspect himself » sur la base d’une « strong suspicion that the money or property has been derived by the suspect from an unlawful act which is punishable by PoCA 2002 or Financial Intelligence and Anti-Money Laundering Act 2002 », en attendant que les responsabilités et culpabilités pour grande corruption soient établies par une cour de justice.
Tout n’aurait pas été perdu si d’aventure l’ICAC était en mesure d’inspirer confiance aux contribuables qui le financent. Il n’y aurait alors même pas lieu d’avoir recours à une coûteuse commission d’enquête pour s’assurer qu’il ne puisse subsister quelque perception de « cover up », et risquer, ce faisant, que de nobles efforts pour rendre justice aux contribuables soient détournés en un règlement de compte politique.
Mais la réalité étant ce qu’elle est, il n’est plus permis de rêver et il serait irresponsable de courir le risque de compromettre tout regain de confiance de la part d’investisseurs potentiels qui nous regardent à Maurice et de l’étranger.
Serait donc bienvenue, une commission d’enquête qui légitimerait une tentative de recouvrement des milliards déboursés. Sans pour autant se cantonner au seul dossier Betamax mais pour surtout explorer les moyens juridiques de rendre redevables des politiciens corrompus et autres fonctionnaires serviles, en veillant à ce que le contribuable obtienne enfin « value for money ».
Mais une Commission d’enquête, c’est bien peu de chose pour rendre vertueuse notre sacrée République. Étant entendu qu’il n’y a pas de politiciens corrompus sans corrupteurs, il est impératif qu’un réveil citoyen nous fasse entrer dans une nouvelle ère de gouvernance caractérisée par le bon fonctionnement l’État et la responsabilisation de ceux qui agissent en son nom. Ce réveil citoyen doit toutefois être précédé par un sursaut de la communauté des affaires, qui à ce jour n’est qu’un spectateur – tantôt impuissant, tantôt complice – des égarements du pouvoir en matière de gouvernance.
Nous réitérons donc notre proposition d’organiser un Grenelle de la Démocratie à la mauricienne comme une contribution essentielle de la communauté des affaires à l’assainissement d’une situation qui ne fait que ruiner le contribuable consommateur actuellement. On pourra alors discuter sereinement, entre autres choses, de l’intérêt d’une amnistie, partielle ou totale, à l’égard de ceux disposés à reverser dans les caisses de l’État leurs deniers mal acquis.